dimanche 12 août 2012

Valeurs comptables et finance quantitative

Un certain nombre d'articles affirment plus ou moins directement que l'utilisation de modèles de finance quantitative a engendré une partie de la crise,  a caché l'émergence de celle-ci ou ne sert à rien.

Quelques-unes de ce affirmations sont:

"modèles mathématiques[…] pour la valorisation de certains produits […] ne servent pas à grand-chose": http://www.lesoir.be/actualite/economie/2012-08-04/roland-gillet-la-roche-m-apaise-et-protege-la-vie-des-miens-930443.php

"modèles ont été impuissants face à la crise": http://www.liberation.fr/economie/0101615452-les-enseignements-de-la-crise

"les mathématiques, par la complexité et les lacunes de leurs formules d'évaluation du risque, sont largement responsables de la crise financière": http://www.paristechreview.com/2010/06/07/le-mea-culpa-des-maths-a-la-finance-pas-encore/

La comptabilité cache la vérité


Je voudrais au contraire argumenter que c'est la comptabilité officielle qui cache la vérité et qu'une approche de la comptabilité plus proche des idées de la finance quantitative donnerait une meilleure vision de la réalité des entreprises financière (banques et assurances). Mon argumentation va dans le sens de changer d'une comptabilité "précisement erronée" en une comptabilité "approximativement correcte".

En comptabilité, la valeur de la plupart des avoirs et des dettes est calculée avec des prix historiques ou à la valeur de marché. La comptabilité est sensée représenter une valeur en continuité de l'exploitation (going concern). Mais en même temps il n'y a pas de vision de cette exploitation. La comptabilité est sensée être basée sur des règles exactes mais en même temps certaines de ces règles peuvent être facilement contournées (comme la différence banking/trading books).

En finance quantitative la valeur est basée sur le coût de répliquer les produits financiers en question. Des stratégies de réplication qui fonctionnent pour "tous les états de l'économie" sont proposées. Ces stratégies sont basées sur des modèles avec des hypothèses dont certaines peuvent ne pas être vérifiées en réalité. La valorisation est basée sur une description du future et est valable quelque soit le future.

La finance quantitative est basée sur des hypothèses et des approximations mais une stratégie sur le long terme, en ligne avec la continuité d'exploitation, est proposée : la valeur est "approximativement exacte". La comptabilité est basée sur des règles, sans rapport avec la réalité future : la valeur est "précisement erronée".

En pratique


Qu'est ce que cela donne pour la valorisation d'une institution financière comme Dexia? Actuellement, valeur comptable dépend de la valeur (réglementaire) du jour des avoirs et des dettes. Les avoirs sont à long terme et les dettes à court terme. Quelle est la stratégie sur le long terme de la société? Supposons qu'elle emprunte à un taux donné qui est plus élevé que ce que les avoirs rapportent, il y a donc une perte systématique, sauf évolution favorable des marchés.  Dans une vision comptable, les dettes ont comme valeur leur notionnel (ou presque) car elles sont à court terme, les avoirs ont leur valeur d'achat ou leur valeur de marché. La valeur d'achat est sans rapport avec le future, elle ne sert donc a rien. La valeur de marché est, de manière simplifiée, la valeur espérée si on garde l'avoir jusqu'à maturité. Mais comme les dettes sont a court terme, il n'y a pas moyen de garder les avoirs jusqu'à maturité sans emprunter régulièrement. Pour une société en perdition, ces emprunts se font avec des marges élevés. Ces marges qui sont implicites dans la continuité de l'exploitation de la comptabilité ne sont pas prises en compte (ne sont pas comptabilisées).

Dans une vision de finance quantitative on ferait des hypothèses (à travers un modèle) sur les marges, sur les remboursements et défauts des avoirs, dépendant de l'état de l'économie, on achète des protections pour éviter des résultats trop extrêmes et on actualise les cash-flow résiduels (paiement des avoirs moins payements des dettes). On a besoin d'hypothèses mais au moins c'est une vision cohérente. Le financement nécessaire pour garder les avoirs est pris en compte. Pour une vision plus élaborée, on fait différents scénarios en changeant le type de modèle ou ses paramètres. On n'obtient pas un chiffre exact;  on obtient un chiffre réaliste mais imprécis avec un idée de l'imprécision donnée par les différents scénarios.

Complexe?


Cette dernière approche peut sembler complexe, impossible à mettre en oeuvre en pratique ou qui prendrait des semaines de calcul. Pour la complexité, je suis d'accord, la gestion du bilan d'une banque est complexe; on ne peut échapper à cette complexité. Pour ce qui est de la mise en pratique et du temps de calcul, cette approche est déjà en place et utilisée par … les trader des banques. Les desks de trading utilisent exactement cette approche pour gérer les portefeuilles de produits dérivés et d'options en particulier. Ces stratégies et scénarios font partie de l'approche "finance quantitative" utilisée pour la valorisation et la couverture des options. A ma connaissance il n'y a pas eu de banque qui ont subi des pertes gigantesques en utilisant ces techniques. Les pertes gigantesques des banques/assurances viennent de fraudes (Baring-Leeson, SocGen-Kerviel, UBS-Adoboli, Sumitumo-Hamanaka, etc.) ou de décision du management d'ignorer ce que disait ces techniques en prenant de grands risques (Dexia, AIG, JP Morgan, Fortis, etc.). Il y a eu des pertes certes mais de taille acceptable par rapport à la taille des banques : quelques dizaines ou centaines de millions, mais pas des milliards.

Pour un portefeuille d'options géré de manière sérieuse, ces valorisations et scénarios sont calculés plusieurs fois par jour : en presque temps réels pour les risques de base et peut-être seulement de manière quotidienne pour les scénarios extrêmes. Malheureusement ces demande (légitimes) de qualité pour une partie de la banque (le trading) n'est pas souvent étendue à l'ensemble de la banque. Les crédits hypothécaires, qui contiennent beaucoup d'options de limitation des taux (caps/floors) et d'options de remboursement anticipés (swaptions Bermuda), sont souvent traités de manière simpliste. Les portefeuille d'investissement (banking book) ne sont pas soumis à autant d'attention et c'est ce banking book, enflé par le management composé de juristes et d'économistes, pas d'analystes quantitatifs, qui a crée les problèmes chez Dexia.

Proposition


Ma proposition n'est pas de remplacer la comptabilité telle qu'elle est pour le moment pas une nouvelle comptabilité. Qu'on utilise des calculs exacts, mais sans intérêt pour l'évaluation de l'entreprise, pour le calcul des taxes ne me gène pas. Sur le long terme, si la compagnie survie jusque là, le profit total calculé et donc les taxes seront les mêmes. Ma proposition est que les régulateurs obligent les entreprises financières à avoir une vision à long terme et une stratégie pour leur bilan, soient transparentes à ce propos et publient les résultats de ces analyses. Savoir qu'une institution va devoir payer pendant 10 ans une marge entre ses dettes et ses avoirs est plus éclairant sur sa santé que de savoir à combien elle a acheté ses avoirs et qu'elle est le montant de ses dettes.

Une critique vis-à-vis de ces approches de finance quantitative est la difficulté et le coût de leur mise en place, que seuls les plus grandes institutions pourraient se permettre. Ces difficultés et coûts sont très relatifs. Pour la difficultés, il y a des experts  en Belgique (comme je le mentionnais ici); il "suffit" de leur donner suffisamment de responsabilité et de leur offrir des conditions de travail intéressantes. Pour les coûts, ils sont importants pour un particulier, mais pour une institution, ils peuvent être de l'ordre de grandeur du salaire du CEO. Il existe des plate-formes open sources de grande qualité dans ce domaine: depuis le système d'exploitation Linux (RedHat), les outils de développement (Eclipse), la gestion des risques (OpenGamma) jusqu'au trading à haute fréquence (Marketcetera).

Priorités


Mais comme d'habitude il faut que les régulateurs et les managements comprennent ces priorités et leurs implications. J'en parle régulièrement (ici et pour les régulateurs et ici et pour le management), mais je n'ai pas vu de changements significatifs ces dernières années.