dimanche 15 juillet 2012

Taxe sur les Transactions Financières: lecture de documents de la commission européenne

Dans des blog précédents, j'ai fait des prédictions sur la Taxe sur les Transactions Financières (TFT) et des commentaires sur un article assez "léger" sur cette même taxe.

J'ai récemment télé-chargé des textes disponibles sur le site de la commission européenne pour voir les textes originaux. Je suis assez déçu du résultat (mais avec l'expérience, pas vraiment surpris de cette déception).

Avant de commencer mon analyse, je dois mettre en avant un conflit d'intérêt par rapport à cette taxe. Je suis un citoyen belge qui paye des taxes en Belgique et qui souhaite y vivre agréablement. Un choix politique qui y diminue la qualité de vie m'affecte personnellement. C'est avec cet intérêt personnel à l'esprit que je donne mon avis.

Objectifs: description


D'après les documents (1), le but premier de cette taxe est de
  • a) "créer un nouvelle source de recettes" pour la commission européene.
Elle rentre aussi dans le contexte plus général de réforme réglementaire du secteur financier avec quatre objectifs
  • b) améliorer la surveillance du secteur financier
  • c) renforcer les établissement financiers
  • d) fournir un cadre pour la résolution des défaillances
  • e) rendre les marchés financiers plus sûrs et plus transparent et accroitre la protection des consommateurs.

Il y a aussi dans l'introduction le but de "mettre en place les mesures appropriées pour décourager les transactions qui n'améliorent pas l'efficience des marchés". Ce but semble bizarre. Je comprends, dans un certain contexte, qu'on veuille décourager les comportements qui diminuent une efficience, mais pour ce qui de ceux qui n'ont pas d'impact, je dois avouer mes doutes. Peut-être devrait-on aussi décourager les jeunes de jouer au tennis, car les parties de tennis "n'améliorent pas l'efficience des marchés"!

Définitions?


Dans ce blog j'utilise le terme "produit dérivé" intentionnellement de manière très vague. Il n'y a pas de mon point de vue de définition précise et acceptée par tous de ce terme.

Le texte lui même, dans l'Article 2 donne des "définitions". Le point 1. 3) est " "contrat dérivé", tout instrument financier défini à l'annexe I, section C, point 4) à 10), de la directive 2004/39/CE". Le problème est que l'article du document référencé ne donne pas une définition mais une liste et que cette liste contient "et tous autres contrats dérivés[…]". Non seulement ce n'est pas une définition au sens strict du terme mais une liste, mais en plus cette "liste" est auto-référentielle: un contrat dérivé est quelque chose ou un contrat dérivé!

A l'origine, le terme "dérivé" faisait référence à une méthode de valorisation, à la situation où un modèle donne la valeur d'un instrument à partir de la valeur d'autres instruments: on dérive le prix à partir d'autres prix et d'un modèle. Le qualificatif de "dérivé" est dans l'oeil de celui qui regarde, pas dans le produit lui-même. Un des articles les plus célèbres dans le domaine de la valorisation d'instruments financiers est celui de Black et Scholes "The Pricing of Options and Corporate Liabilities". La formule justifiée (2) dans l'article est sans doute une des plus utilisées pour les produits dérivés. Comme indiqué par le titre de l'article, le but est la valorisation des dettes des entreprise, c'est-à-dire les obligations, à partir d'autre valeurs (actions et dettes sans risque). Dans le sens originel décrit ci-dessus et dans le sens de Black/Scholes, les obligations d'entreprise sont des produits dérivés.

Le texte définit aussi le "montant notionnel" sur lequel la taxe s'applique pour les dérivés par "le montant nominal ou facial utilisé aux fins de calcul des paiement liés à un contrat dérivé donné". La définition n'en est pas une car elle suppose un "montant nominal" mais il n'est pas certain qu'il existe. On propose un calcul basé sur quelque chose mais on oublie de vérifier que ce quelque chose existe!

Prenons quelque exemples: "A paie à B un montant en EUR égal à 1000 fois le chiffre de l'indice Bel 20". Est-ce un produit dérivé ou non? Quel est le "montant notionnel"? Deux questions simples sans réponse. "A paie à B un montant en EUR égal à 1000 fois la quantité de pluie, mesurée en cm, au-dessus de la moyenne mensuelle mesurée sur les 10 années précédentes". Quel est le "montant notionnel"? Et si la mesure est faite en mm, le notionnel est-il le même?

Payement juste des taxes


Dans ce paragraphe je donne quelques exemples  de produits qui mène à un payement "juste" de la taxe ;-) (3)

On peut cacher le paiement dans le collatéral: Prenons deux contrats: Contrat A. "Option payable en cash avec un prix d'exercice de 1 EUR sur l'action BNB (4) et une date d'exercice dans 10 ans." Contrat B: "CSA (Credit Support Annex) (4); le collatéral pour le contrat A sera de 1 action BNB et la différence (positive ou négative) en cash." Ces deux contrats sont équivalents à l'achat de l'action et un emprunt au jour le jour du montant (pour 10 ans). On peut renverser l'emprunt par un prêt similaire. Au total on a vendu le bénéfice financier de l'action avec un produit dérivé et un prêt. La taxe est celle d'un produit dérivé, pas celle de la vente d'une action. Je suis certain que c'est ce que les législateurs avait à l'esprit comme taxe pour ces transactions, puisque c'est ce qu'ils ont écrit!

Il est possible d'écrire une transaction financière comme un prêt (sans taxe). Avec les nouvelles règles qui obligent certains produits dérivé à être liquidés de manière centrale, certains ont déguisé des swaps en prêts (6). Il assez facile de déguisé un produit financier en prêt pour lequel aucune taxe n'est due. Les implications des règles sur certaines transactions sont tellement à l'encontre de la raison économique pour laquelle ces transactions ont été créées au départ, c'est-à-dire fournir un service efficace au client, que les transactions sont rendues plus compliquée pour éviter la règle et donc ses conséquences. La règle est telle que le service avec la règle a moins de valeur que pas de service. Je suis certain que c'est ce que les législateurs avait à l'esprit comme taxe pour ces transactions, puisque c'est ce qu'ils ont écrit!

Il est aussi possible d'écrire une suite de transactions comme une transaction unique. Pour des besoins réguliers de couverture d'un taux d'intérêt, on peut faire un contrat long terme qui couvre ces besoins potentiels. Contrat entre A et B sur 10 ans avec révisions tous les trimestres pour un montant notionnel de 1 million d'EUR. Chaque trimestre, A propose un chiffre maximal entre un dixième du notionnel et 10 fois le notionnel; B choisi un chiffre inférieur au chiffre maximal proposé; sur le chiffre ainsi choisi, A paye un taux égal au fixing Eoniaswap 3M et B paye le taux Eonia composé sur le trimestre suivant. Bien sûr, on ne paye qu'une seule taxe. Tous les trois mois, pendant 10 ans, A peut couvrir son risque de taux avec B en ne payant qu'une taxe.

Le document indique également que la taxe devra "entraîner une charge fiscale adéquate". Prenons une couverture par des swaps EONIA d'une semaine du taux au jour le jour. La taxe est de 0.01% pour chaque swap. Si on renouvelle le swap hebdomadairement pendant un an, cela fait environ 0.50% de taxe. Le taux d'intérêt pour un swap EONIA de un an, qui correspond en quelque sorte au taux estimé pour la période, est environ 0.10%. La taxe est donc 5 fois le taux d'intérêt couvert. Il y a également dans le document un exemple d'un repo (repurchase agreement) d'un jour pour un notionnel de 10 millions EUR. L'intérêt à payer sur une telle transaction serait environ, au taux actuel, de 25 EUR. Mais la taxe serait de 20,000 EUR, soit 800 fois supérieure à l'intérêt payé! Payer une taxe annuelle de 5 à 800 fois supérieure à la valeur estimée du bien que l'on cherche à assurer est-elle "adéquate" et juste? Poser la question c'est y répondre. Les "repo"  à court terme sont un des seuls moyens par lequel les banques se prêtent encore des liquidités entre-elles.

Une des seules règles que j'ai vu a ce propos du nom de produits financiers est une règle belge qui interdit certains produits d'être nommés "obligation", en particulier les obligation "reverse-convertible"; je suppose que cela veut dire aussi qu'il est interdit de taxer ces produits comme tels. Ces produits seront donc taxés comme des produits dérivés et pas comme des obligations.

Faites ce que je dis, pas ce que je fais


Bien sûr la taxe s'applique à tout le monde, sauf à ceux qui décident de la taxe. La directive ne s'applique pas aux entités: Fonds européen de stabilité financière, toute institution financière internationale, la BCE, les banques nationales, la BNB (4), etc.

Certaines de ces institutions sont déjà en compétition avec des entreprises privées et en général ne payent pas de taxe sur leurs bénéfices, mais en plus on veut leur donner un avantage substantiel sur chaque transaction.

Simple?


Le texte prétend que la description de la taxe est choisie pour être simple et facile a mettre en oeuvre. Seuls des gens qui n'ont pas d'expérience de la finance peuvent faire une telle déclaration. Des milliers de gens extrêmement compétent avec des CV académiques et pratiques longs comment des bottins de téléphones passent des milliers d'heures à décrire les finesses de produits financiers et des novices prétendent que c'est simple! J'ai passé pas mal de temps dans la finance, je n'ai jamais vu une étiquette sur les produits financiers avec "produit dérivé" ou "obligation" inscrit dessus. Sur beaucoup de produits, il n'y a pas de "notionnel" indiqué. C'est un terme utilisé de manière vague, potentiellement de manière conflictuelle par différents acteurs et pas pour toutes les transactions. Il faudra des centaines de fonctionnaires avec des compétences en finance pour lire tous les contrats sur les transactions financières pour décider, arbitrairement, dans quelle catégorie une transaction se trouve et quel est son "notionnel" ou son "prix". Très simple en effet!

Impacts


Dans un document annexe sur les impact d'un telle taxe, la transformation d'un certain nombre de teneurs de marché ("market-makers"; qui effectuent les transactions avec les clients pour leur compte propre) en "broker" (qui mettent en relation des parités qui ont des demandes opposées) est décrite comme quelque chose qui "ne change pas la substance économique". Qu'en est-il? Avant vous vouliez acheter des actions UCB, vous alliez au guichet de votre agence et le préposé vous donnais un prix, que vous acceptiez ou non. Maintenant, le préposé vous propose d'attendre dans la salle d'attente jusqu'à ce qu'un autre client vienne à la même agence pour vendre ses actions UCB. Cela semble un peu exagéré? Mais c'est exactement l'impact. Si la banque fait la transaction elle-même, elle n'est pas sur de trouver une contrepartie (les teneurs de marché n'existent plus). La proposition mentionne explicitement toutes les transactions sur action et ce y compris les transactions intra-groupe. Dépendant de la structure juridique de la banque, cela pourrait s'appliquer aux transactions entre une agence et le siège central. Donc il y aurait une taxe client/agence, une agence/siège, une siège/acheteur extérieur. La disparition du service de "sur mesure" offert pas les teneurs de marchés vous oblige à trouver un vendeur qui a exactement la même taille que vous et qui veut vendre un costume de la couleur que vous chercher. De fait cela ne "change pas la substance économique".

La taxe est applicable pour la "conclusion ou la modification de contrats dérivés", donc en particulier pour une annulation (close-out). L'annulation potentielle est une partie importante du bon fonctionnement des marchés. Elle permet d'éliminer les transactions devenues redondantes (netting). Par exemple la société TriOptima offre un service très utilisé d'annulation. Elles permettent de diminuer les risques de marché, de crédit et opérationnels des banques. Taxer les annulation c'est inciter les banques a conserver les risques existants.

Le document indique que le design de la taxe aura un impact important sur les délocalisations des transactions et mentionne explicitement la taxe en Suède et la taxe au Royaume-Uni. Cette référence est intéressante. L'impact de la taxe en Suède, globalement assez similaire à celle proposée bien que inférieure, a été la diminution de 85% du volume de transaction des obligations, de 98% des futures et de la disparition de celle des options (http://en.wikipedia.org/wiki/Swedish_financial_transaction_tax). Le montant récolté par la taxe a été de 5% de celui espéré. Pour ce qui est de la taxe du Royaume-Uni, comme je le mentionnais précédemment, elle est très différente de la taxe "européenne" car elle ne s'applique pas aux institutions financières mais principalement aux particuliers. La conclusion des exemples mentionnés dans le texte semble évidente.

Dans les chiffres de l'analyse d'impact, les chiffres cités sont une diminution entre 70% et 90% du volume des transactions. Cela veut dire que implicitement les auteurs estiment que 90% des transaction financières sont néfastes ou au mieux inutiles!

Objectifs: revue


Les conséquences qui vont dans le sens des objectifs déclarés de la taxe:
  • a) La taxe crée des rentrées financières pour la commission européenne.

Les "objectifs" non mentionnées dans le reste du texte:
  • b) Pas d'impact sur la surveillance.
  • d) Pas d'impact en cas de défaillance (sauf des impacts indirects négatifs mentionnés dans e) ci-dessous).

Les conséquences qui vont à l'encontre des objectifs
  • a) Comme indiqué dans le document, la taxe aura des effets potentiels négatifs sur l'économie. Ces effets auront eux-mêmes des effets négatifs sur les autres taxes. Il y aura donc une diminution d'autres rentrées de taxes, mais la communauté européenne ne considère peut-être pas ces dernières comme son problème.
  • c) La disparition (au minimum diminution) des teneurs de marché va déforcer les établissements financiers secondaires qui utilisent ces fournisseurs de services pour diminuer le risque de leur bilan.
  • e) Taxer les annulation est clairement à l'encontre de la diminution des risques.
  • e) La disparition des teneurs de marché est une mauvaise chose pour la transparence et pour les clients.
  • e) La taxation gigantesque (dans l'exemple de la commission, la taxe est 800 fois l'intérêt payé) des "repos" va diminuer les prêts de liquidités inter-banques.

Conclusions


Après la lecture de ces documents, mes conclusions et prédictions précédentes n'ont pas changé. J'y ajouterai que j'ai l'impression que les documents on été rédigés par des amateurs et que certaines objections vis-à-vis de la proposition sont connues mais simplement ignorées.

Notes


(1) Document référencé "COM(2011) 594 final" du 28 septembre 2011 avec comme titre "Directive du conseil établissant un système commun de taxe sur les transactions financières et modifiant la directive 2008/7/CE

(2) La formule était connue et utilisée en pratique par certains bien avant la publication de l'article. Mais l'article en propose la justification et surtout une technique générale pour la valorisation de produits similaires. De mon point de vue la qualité de l'article est dans la preuve de l'existence d'un prix (unique) plus que dans la formule elle-même qui d'un certaine façon peut-être mise en relation avec la thèse de Bachelier "Théorie de la spéculation" datant de 1900.

(3) J'accepte de fournir des services de conseil pour un payement "juste" de la taxe si on me fait une proposition intéressante ;-)

(4) La Banque Nationale de Belgique est une société anonyme cotée en bourse. Ce n'est pas un service public mais une société à but lucratif.

(5) CSA (Credit Support Annex): accord de collatéral.

(6) Voir par example l'article de Risk magazine du 24 mai 2012: "Dealers pitch loan format for swaps as CVA dodge".