jeudi 5 janvier 2012

Prêts de la BCE : beaucoup de liquidités ... et beaucoup d'incompréhension.

La BCE a injecté beaucoup de liquidités dans le marché par des prêts aux banques commerciales (bien qu'elle en enlève une partie par ailleurs: voir mon blog de 2008 qui est toujours d'actualité). En plus des prêts standard (Main Refinancing Operations - MRO) à une semaine, elle a récemment fait des prêts à long terme (jusqu'à trois ans). Ces prêts ont créés beaucoup d'incompréhension et sans doute aussi de la désinformation intentionnelle. Ceux qui me lisent régulièrement (comme c'est gentil à eux) savent que je ne suis pas un grand défenseur des (managements incompétents des) banques, mais ici je les défendrai (un peu).

Je voudrais discuter plusieurs aspects de ces prêts long termes. Le premier est le taux d'intérêts associé. Le taux choisi est pour moi étrange; la façon dont il est calculé est non-standard. Le second est la possibilité pour les banques d'emprunter à l'ECB et de prêter aux états à des taux bien supérieurs; qui n'est pas aussi simple que certains voudraient le faire croire.  Le troisième est un article par Michel Rocard et Pierre Larrouturou paru récemment dans Le Monde qui bien qu'il ne mentionne par directement ces prêts le fait indirectement et est pour le moins tendancieux, pour ne pas dire incorrect et malhonnête.

Le premier aspect est le calcul du montant d'intérêt pour les prêts à long terme. Il sera calculé et payé en une fois à la fin de la période (au bout des trois ans) comme la somme arithmétique des intérêts des MRO à une semaine (somme des 156 semaines). Ce n'est donc pas un taux fixe de 1% pour la durée totale de trois ans comme on peut le lire souvent. Il n'est pas facile d'avoir les détails de ce calcul; même en contactant directement la BCE elle renvoi simplement à un communiqué de presse de 2010 concernant des prêts à trois mois (et pas à trois ans). Ce n'est pas un bon point pour la transparence! Ce calcul du taux est un peu étrange; les intérêts ne sont pas composés. Dit autrement, l'intérêt de la première semaine n'est pas payé à la fin de la première semaine mais seulement à la fin des trois ans. En terme technique pour calculer la valeur d'un tel prêt, il faut utiliser des "ajustements de convexité" ou "timing adjustements". Il y a beaucoup d'appels pour un retour à des instruments financiers plus simple. La BCE n'a pas entendu ces appels et invente des instruments techniquement compliqués. Du travail en perspective pour les analystes quantitatifs.

Les banques vont-elle emprunter a la BCE à 1% et prêter aux états à du 5% en faisant un profit de 4% facile comme on peut le lire ici et là? Pour moi la réponse est clairement non! Je passe les détails techniques des limites sur la taille des bilans, les problèmes de liquidité et des haircuts sur le collatéral à la BCE qui rendent l'opération difficile. Le point principal est sur ce que représentent ces taux. Les taux de 5% correspondent à des taux à 10 ans qui n'ont rien à voir avec les prêts à trois ans. De plus comme mentionné plus haut le taux de 1% est un taux à court terme (une semaine). Pour faire correspondre la maturité des taux d'intérêts, l'investissement devrait se faire à court terme. Les taux à court terme sont assez bas. Par exemple les taux belges a trois mois étaient de 0.264% lors de la dernière adjudication [1]. Les taux plus courts sont encore plus bas. Ce type d'investissement se ferait donc à perte. L'investissement pourrait se faire jusqu'à la maturité, sans tenir compte du risque de taux. Les taux belge à trois ans sont aux environs de 3.15%, ce qui est mieux que 1%. Mais il reste le risque de "transformation" (emprunt à court terme pour un investissement long terme). Ce risque est celui qui a crée la crise des "saving and loans" (http://en.wikipedia.org/wiki/Savings_and_loan_crisis) aux USA dans les années 80 et 90 et de très nombreuses faillites. Le risque de taux pourrait être couvert par des produits dérivés (mais cela ajouterait un risque opérationnel et de crédit dans l'histoire). Il y a des produits dérivées liés aux taux Eonia ou Euribor mais il n'y a pas de produit standard lié aux taux MRO, ce qui laisserait encore un risque de spread. En couvrant avec des swaps 3Y (contre Eonia) et sans tenir compte des risques de spread, cela porte le taux à trois ans à 1.20%. Il reste un peu de marge mais déjà beaucoup moins. Cette marge est-elle suffisante pour couvrir les risques de crédit (défaut) sur les trois ans, la fluctuation des profits annuels, le risque opérationnel, les risques de spread et la pression sur la liquidité? Poser une question aussi longue est y répondre!

Ajouté le 9 janvier 2012: De plus si une banque a un bilan suffisamment solide pour faire cette manoeuvre, elle la fera plutôt à travers des emprunts interbancaires au jour le jour sous les 0.40% (qui peuvent être échangés pour du 3Y avec un OIS à 0.60%) ou des repos en dessous de 0.15%.  En cas d'absence de problème cela donnerait des profits annuels de 2.55% et 2.80%. Et si elle voulait jouer le non-défaut de la Belgique elle pourrait le faire par des CDS à environ 3.30%. Pour les banques qui ont la capacité de prendre ce risque, le faire à travers un emprunt à la BCE est donc la plus mauvaise solution.

J'en viens à l'article de Rocard et Larrouturou paru sur le site de Le Monde le 2 janvier. La conclusion qui me vient à l'esprit en lisant l'article est que je sais pour qui je ne voterai pas (pour autant qu'il se présente à une élection où je peux voter) et à qui je ne demanderai pas de conseil économique. Le texte est un tel composé d'approximations, d'erreurs et d'amalgames que je ne sais si c'est du à une malhonnêteté intellectuelle ou une incompétence, peut-être un peu des deux. L'article cite des chiffres mais sans référence précise si bien qu'il est difficile de savoir ce qu'il y a exactement derrière. Je ne suis pas un grand défenseur de la BCE et de la façon dont la crise est gérée mais ce n'est pas en utilisant des arguments erronés qu'on parviendra à changer les choses dans le bon sens.

Commençons par le montant de 1 200 milliards (de USD). Il semble correspondre à la somme des montants prêtés; il n'y a pas d'indication sur leur durée. S'il s'agit de prêts au jour le jour, cela ne fait que 1 milliard par jour depuis le début de la crise, un montant très petit. Mais comme il n'y a pas de précision sur l'origine des chiffres (ni de référence précises aux articles originaux de Bloomberg), on ne peut estimer s'ils sont en réalité grand ou pas. A titre de comparaison, le dettes des USA est d'environ 14 000 milliards et l'ECB a injecté 500 milliards avec ses prêts à trois ans.

Poursuivons par le taux de 0,01% mentionné (encore une fois sans préciser ce qu'il recouvre exactement). C'est un taux à court terme en USD. Les taux de référence de la Fed sont entre 0 et 0,25%; le taux est donc dans la fourchette. Les taux (interbancaires) au jour le jour (Fed fund effective) sont en dessous de 0.10% depuis plusieurs mois; les USA empruntent à court terme à des taux proches de 0 et parfois à des taux négatifs; à court terme les états européens empruntent en EUR à des taux bas (0.25% pour la Belgique à 3 mois, 0 pour les Pas-Bas) qui quand ils sont convertis (en utilisant le différentiel de taux) donnent des taux négatifs en USD; les taux en CHF sont négatifs. Les prêts aux banques en question sont des prêts avec collatéral (c'est-à-dire avec dépôt d'une garantie). Le taux de 0,01% n'est donc pas surprenant; il est peut-être un peu favorable mais pas énormément.

L'article compare ce taux de 0.01% en USD à des taux de "6, 7 ou 9%", sans préciser à quoi correspondent ces taux (ni pourquoi cette ségrégation contre le 8%). On peut deviner qu'ils correspondent aux taux qu'on a vu dans la presse ces derniers mois, c'est-à-dire des taux à 10 ans des gouvernements en EUR. Comparer ces taux n'ayant aucun rapport est faire preuve de mauvaise fois ou d'incompétence. Outre la différence de maturité et de devise il y a une différence majeure dans le risque de non remboursement. Le premier taux est pour des prêts collatéralisés et les autres pour des prêts sans garantie; les banques qui ont perdu "volontairement" 50% du notionnel de leur obligations grecques peuvent vous expliquer la différence. Il y a aussi une référence indirecte à la BCE en mentionnant les termes "qui se financent habituellement à 1%". Confondre la Réserve fédérale et la BCE est encore une fois faire preuve de méconnaissance de la finance internationale ou de malhonnêteté.

Le "profit imaginaire" mentionné dans la partie précédente est décrit avec un "tout en sachant qu'il n'y a sans doute aucun risque réel". Les banques qui ont "volontairement" perdu 50% de la valeur nominale de leurs obligations grecques apprécieront cette description. Le texte parle aussi de "rente des banques privées". Dexia (holding) qui est en quasi liquidation en grande partie à cause de ses investissements dans des obligations gouvernementales (et de pouvoirs locaux) appréciera; sans oublier que Dexia a été crée et gérée en grande partie par des "grand commis de l'état français" comme Mr Rocard et plus récemment par un collègue "ancien premier ministre" de Mr Rocard. Et faut-il mentionner le "certains pays voient le prix de leurs bons du Trésor doubler ou tripler en quelques mois" alors que c'est les taux et non les prix qui ont changés de cette manière (il ne s'agit pas d'une faute de frappe, l'argument étant répété quatre fois avec des tournures différentes)? Bien sur tous le monde n'est pas d'accord avec moi sur l'intérêt de l'article et comme j'aime les débats je pointe vers un blog de Simon Thorpe avec une opinion opposée.

Ajouté le 6 janvier 2011: L'article de Bloomberg à l'origine de l'article mentionné ci-dessus semble être: http://www.bloomberg.com/news/2011-05-26/fed-gave-banks-crisis-gains-on-secretive-loans-as-low-as-0-01-.html. Les prêts ont été faits pour des durées de 28 jours. Le montant de 1 200 milliards n'y est pas mentionné. Le montant maximum de ces prêts à n'importe quel moment était de 80 milliards. Le taux de 0,01% mentionné est le taux minimum (et pas un taux moyen) qui a été utilisé une seule fois (le 30 décembre 2008; le montant n'est pas mentionné). Ces deux précisions montre que non seulement l'article est tendancieux mais contient aussi des mensonges pures et simples. Une autre précision utile est que les prêts mentionnés dans l'article de Bloomberg concernent 2008 (à une époque où le taux de la Fed était de 0.50%). Les taux que je mentionnais correspondent aux taux actuels. Les comparaisons de taux que je fais ne sont donc plus tout à fait pertinentes. Je n'ai pas toutes les bases de données de 2008 pour produire des chiffres similaires pour cette période. Néanmoins à cette période certains Treasury Bills avaient des intérêts négatifs (donc en-dessous du taux minimum indiqué dans l'article de Bloomberg): voir par exemple ce blog du WSJ de décembre 2008.

En résumé, la BCE a injecté des liquidités dans le marché et les banques doivent lui dire merci. Cela a été fait avec une formule étrange à mon goût et qui offrira aux analystes quantitatifs un peu de travail. Ces liquidités ne créeront pas un profit miraculeux et facile pour les banques, contrairement à ce que certains prétendent, mais espérons qu'elles leur permettront de survivre et de continuer à jouer leur rôle de rouage de l'économie. L'article des deux compères m'a bien amusé; ce n'est pas aussi bon que du Coluche mais cela détend en période de crise!

Et bien sur le plus important: tous mes meilleurs voeux pour 2012!

Les intérêts composés constituent la force la plus puissante de l'univers.
Albert Einstein 1879-1955




[1]  Adjudication du 3 janvier. La précédente a été faite à du 0.78%. Source: agence de la dette: http://debtagency.be/fr_products_tc_results.htm.